Chapitre 20
En bas, sur le monde sec et rouge de Kakrafoon, au milieu du vaste Désert de Rudlit, les ingénieurs du son étaient en train d’essayer la sono.
C’est-à-dire que la sono était dans le désert. Pas les techniciens. Ils s’étaient repliés à l’abri de l’énorme vaisseau amiral du Disaster Area, en orbite à quelque six cents kilomètres au-dessus de la surface de l’astre et c’est de là-haut qu’ils effectuaient leurs balances. Personne, dans un rayon de sept kilomètres autour des silos de haut-parleurs, n’aurait pu survivre aux tests acoustiques.
Si Arthur Dent s’était trouvé à moins de sept kilomètres des silos de haut-parleurs, sa dernière pensée aurait été que, tant par leur taille que par leur forme, les châteaux d’enceintes ressemblaient fort à Manhattan. Jaillis des silos, les monstrueux empilements de haut-parleurs neutroniques montaient à l’assaut du ciel, cachant de leur masse énorme les baies de réacteurs à plutonium chargés d’alimenter les amplis sismiques placés derrière.
Enfouis dans les profondeurs de casemates bétonnées sous la cité des baffles, se trouvaient les instruments dont les musiciens allaient jouer depuis leur vaisseau : la massive bruitare photonique, le détonateur de basse et la batterie de Megabang.
C’était un spectacle qui allait faire du bruit.
À bord du vaisseau de commandement géant régnait une activité fébrile. Vulgaire têtard en comparaison, l’astrolimousine venait de s’y arrimer et l’on était en train de descendre par les vastes coursives le regretté Hotblack Desiato pour le conduire auprès du médium chargé d’interpréter ses influx psychiques sur le clavier de commande de la bruitare.
Un médecin, un logicien et un biologiste de la marine venaient juste d’arriver de Maximegalon par un vol spécial affrété à prix d’or, pour tenter de raisonner le chanteur du groupe qui s’était bouclé dans la salle de bains en compagnie d’un flacon de pilules et refusait d’en sortir tant qu’on ne lui aurait pas indéniablement confirmé qu’il n’était pas un poisson. Le bassiste était occupé à mitrailler consciencieusement sa chambre tandis que le batteur demeurait introuvable.
Des recherches frénétiques amenèrent à le découvrir sur une plage de Santraginus V – à plus de cent années-lumière de là – clamant qu’il avait enfin trouvé le bonheur depuis une demi-heure après avoir fait la connaissance d’un petit caillou qui serait dorénavant son ami.
L’imprésario du groupe en fut profondément soulagé : voilà qui signifiait en effet que pour la dix-septième fois lors de cette tournée, la batterie serait tenue par un robot et donc que la cymbalistique serait synchronisée.
Le sub-éther bourdonnait des communications des techniciens de scène occupés à tester les voies d’amplification et c’était là ce qu’avait capté la radio du vaisseau noir.
Estourbis, aplatis contre le mur du fond de la cabine, ses occupants écoutaient le dialogue relayé par la radio de bord : « Bon pour la voie neuf ! On essaie la quinze ! » dit une voix.
Un nouveau craquement monstrueux déferla à travers la cabine.
« Voie quinze impec », dit une autre voix.
Une troisième vint s’interposer :
« Ça y est, le vaisseau cascadeur noir est en position. Ça m’a l’air tout bon. Un sacré plongeon solaire en perspective. Est-ce que l’ordinateur de scène est branché ? »
Une voix d’ordinateur répondit :
* BRANCHÉ *
« Prends les commandes du vaisseau noir. »
vaisseau noir VERROUILLÉ
sur trajectoire programmée
* PARÉ *
« Test de la voie vingt. »
Zaphod se rua à travers la cabine pour changer la fréquence du récepteur de Sub-Etha radio avant qu’une nouvelle salve destructrice ne les anéantisse. Il en frémissait encore.
— Que signifie « plongeon solaire » ? demanda Trillian d’une petite voix douce.
— Cela signifie, expliqua Marvin, que le vaisseau s’apprête à plonger dans le soleil. Plongeon… solaire. Ce n’est pas dur à comprendre. À quoi s’attendre d’autre lorsqu’on vole le vaisseau cascadeur d’Hotblack Desiato ?
— Comment savez-vous », demanda Zaphod sur un ton à glacer un lézard des neiges végan, « qu’il s’agit du vaisseau cascadeur d’Hotblack Desiato ?
— Facile, expliqua Marvin. C’est moi qui le lui ai garé.
— Dans ce cas… pourquoi… ne pas… nous l’avoir… dit ?
— Vous avez vous-même avoué que vous cherchiez des sensations, de l’aventure et de l’inédit.
— Mais c’est épouvantable, crut bon de remarquer Arthur dans le silence qui s’ensuivit.
— C’est bien ce que je disais, confirma Marvin.
Sur une autre fréquence, la Sub-Etha radio avait capté un reportage qu’elle diffusait à présent dans la cabine :
«… temps magnifique ici, pour le concert de cet après-midi. Je me trouve en ce moment même devant la scène, mentit le reporter, au milieu du Désert de Rudlit et grâce à mes lunettes hyperbinoptiques, je suis tout juste en mesure d’embrasser l’immense foule qui se presse autour de moi jusqu’aux limites de l’horizon. Derrière moi, les châteaux d’enceintes acoustiques s’élèvent comme autant de falaises escarpées, et très haut dans le ciel, le soleil brille dans le lointain, ignorant de ce qui s’apprête à le frapper. Le groupe de pression écologiste le sait, lui, ce qui va le frapper, et prétend que le concert va déclencher séismes, raz de marée, cyclones, irréparables dommages à l’atmosphère, et autres thèmes chers aux écolos.
« Mais je viens d’apprendre à l’instant qu’un représentant de Disaster Area avait rencontré ce matin les écologistes et les avait fait tous abattre, si bien que désormais plus rien n’empêche que…»
Zaphod coupa. Il se tourna vers Ford :
— Tu sais à quoi je pense ?
— Je pense.
— Alors dis-moi ce que tu penses que je pense.
— Je pense que tu penses qu’il serait temps de quitter ce vaisseau.
— Je pense que tu as raison, dit Zaphod.
— Je pense que tu as raison, dit Ford.
— Comment ? dit Arthur.
— Silence ! dirent Ford et Zaphod, nous pensons !
— Alors, c’est bien ça, dit Arthur, nous allons mourir.
— J’aimerais que tu cesses de répéter tout le temps la même chose, dit Ford.
Peut-être serait-il judicieux de rappeler ici les diverses théories auxquelles Ford avait abouti à la suite de sa première rencontre avec des êtres humains pour expliquer leur étrange manie de répéter à tout bout de champ des évidences du genre de : « quelle belle journée », « comme vous êtes grand » ou « alors, c’est bien ça, nous allons mourir ».
Sa première théorie avait été que si les humains cessaient d’exercer leurs lèvres, leur bouche allait sans doute s’ankyloser.
Après quelques mois d’observations, il avait opté pour une autre théorie qui était la suivante : « Si les humains cessent d’agiter les lèvres, leur cerveau se met à fonctionner. »
En fait, cette dernière théorie s’applique beaucoup mieux aux Belcébrons, les habitants de Kakrafoon.
Les Belcébrons engendraient un mépris assorti d’une crainte considérable parmi les races avoisinantes en se montrant l’une des plus éclairées, des plus achevées, et surtout des plus paisibles civilisations de la Galaxie.
En punition de ce comportement jugé outrageusement vertueux et provocateur, un tribunal galactique leur infligea pour peine le plus cruel de tous les maux de la société : la télépathie. En conséquence, et pour éviter que la moindre idée à leur traverser l’esprit ne soit illico captée dans un rayon de dix kilomètres, ils sont désormais contraints de parler continuellement et à tue-tête du temps, de leurs petites misères et ennuis de santé, du match de cet après-midi et de l’endroit incroyablement bruyant qu’a pu devenir récemment Kakrafoon.
Une autre de leurs méthodes pour masquer leurs pensées est de venir en masse lors d’un concert de Disaster Area.
Le minutage du spectacle était critique.
L’astronef devait commencer son plongeon avant le début du concert afin de percuter le soleil exactement six minutes et trente-sept secondes avant le finale du morceau qu’il devait illustrer – cela pour laisser à la lueur de l’éruption le temps d’atteindre la planète.
L’astronef noir plongeait déjà depuis plusieurs minutes quand Ford Prefect réapparut dans la cabine après avoir fouillé tous les autres compartiments du vaisseau.
Le soleil de Kakrafoon envahissait à présent, menaçant, tout l’écran de visualisation, infernal brasier incandescent de noyaux d’hydrogène en fusion qui grossissait sans cesse tandis que le vaisseau poursuivait sa course plongeante, ignorant le martèlement des poings de Zaphod sur le panneau de commande. Arthur et Trillian avaient le regard figé de ces lapins surpris la nuit au beau milieu d’une route et persuadés que le meilleur moyen de se débarrasser des phares qui approchent est encore de les fixer intensément. Zaphod se retourna, le regard éperdu :
— Ford, combien avons-nous de capsules de sauvetage ?
— Zéro, répondit Ford.
Zaphod s’étrangla :
— Tu les as bien comptées ?
— Deux fois. Est-ce que tu as pu joindre les machinistes par radio ?
— Ouais, dit Zaphod, amer. Je leur ai dit qu’il y avait un paquet de gens à bord et tout ce qu’ils m’ont répondu, c’est de transmettre leur salut à tout le monde.
Ford faisait des yeux ronds :
— Tu ne leur as pas dit qui tu étais ?
— Que si. Ils ont dit que c’était un grand honneur. Ça et autre chose au sujet d’une note de restaurant et de mes héritiers.
Ford bouscula sans ménagement Arthur et se pencha au-dessus de la console de pilotage.
— Vraiment rien ne fonctionne ? lança-t-il sauvagement.
— Toutes les commandes sont annulées.
— Bousille le pilotage automatique.
— Trouve-le, d’abord : rien ne se connecte.
Il y eut un instant de silence glacé.
Arthur tournait en titubant dans le fond de la cabine. Il s’arrêta soudain :
— Au fait, ça veut dire quoi : « téléportation » ?
Nouveau silence.
Lentement, les autres se tournèrent vers lui.
— C’est sans doute pas le moment de demander, dit Arthur, mais ça me revient maintenant que je vous ai entendu prononcer ce mot tout à l’heure et si je remets ça sur le tapis…
— Où, dit Ford, très calme, as-tu lu : « téléportation » ?
— Ben, par ici, en fait », dit Arthur en désignant un boîtier noir au fond de la cabine. « Juste en dessous des mots :
SYSTÈME DE
au-dessus des mots :
DE SECOURS
et juste à côté de la mention
* HORS SERVICE *
Dans le charivari qui s’ensuivit immédiatement, on pouvait juste voir Ford Prefect foncer à travers la cabine vers le petit boîtier noir désigné par Arthur pour enfoncer frénétiquement le petit bouton (noir) placé en son centre.
Un panneau carré de deux mètres d’arête coulissa à côté pour révéler un compartiment évoquant une cabine de douches qui se serait recyclée en débarras pour électricien. Le câblage, inachevé, pendait du plafond, un fouillis de composants abandonnés était éparpillé au sol et contre la cloison, la console de programmation pendouillait lamentablement de la niche où elle aurait normalement dû s’encastrer.
Un des aides-comptables du groupe avait, lors d’une visite du chantier de construction du vaisseau, exigé du contremaître qu’il lui explique pourquoi diantre on installait un dispositif de téléportation fort coûteux à bord d’un astronef destiné à n’effectuer qu’un seul voyage d’importance, et encore, sans équipage. Le contremaître avait expliqué que ce téléporteur était disponible avec dix pour cent de rabais et le comptable avait rétorqué que là n’était pas la question ; le contremaître avait alors expliqué qu’il s’agissait là du meilleur, du plus puissant et du plus perfectionné des téléporteurs qu’on pût se payer et le comptable avait souligné qu’il n’avait aucunement l’intention de se le payer ; le contremaître avait expliqué que les passagers auraient quand même besoin d’embarquer et débarquer du vaisseau et le comptable avait noté que ledit vaisseau arborait une porte en parfait état de marche ; le contremaître avait expliqué au comptable qu’il pouvait aller se faire cuire un œuf et le comptable avait expliqué au contremaître que l’objet qui approchait à toute vitesse sur sa gauche était une tarte aux phalanges. À l’issue de cet échange d’explications, les travaux d’installation avaient été suspendus et le téléporteur passé directement sur la facture dans la rubrique « fourn. div. » à cinq fois son prix.
— Baudet de l’enfer ! grommela Zaphod tout en essayant avec Ford de dénouer la pelote de câbles.
Au bout d’un moment, Ford lui demanda de reculer. Il glissa une pièce dans l’appareil et tripota un interrupteur sur le panneau de commande pendant. La pièce disparut dans un crachement de lumière et de bruit.
— Jusque-là, ça marche, constata Ford. Seulement, il n’y a pas de système de guidage. Et un téléporteur à transfert de matière sans programme de guidage peut vous envoyer… eh bien, n’importe où.
Sur l’écran, le soleil de Kakrafoon devenait énorme et menaçant.
— Et alors ? dit Zaphod. On ira où on ira.
— Et, ajouta Ford, il n’y a pas de commande automatique : impossible de partir tous. Il faudrait que l’un d’entre nous reste pour le faire fonctionner.
Un ange passa, solennel. Le soleil devenait de plus en plus énorme et menaçant.
— Eh ! Marvin, mon garçon, lança Zaphod sur un ton enjoué, comment vous sentez-vous ?
— Bien bas, je le crains, maugréa Marvin.
Un clin d’œil plus tard, le concert sur Kakrafoon atteignait une apogée jamais vue :
Le vaisseau noir et son unique et morose occupant avaient plongé à l’instant calculé dans le brasier nucléaire du soleil. De monstrueuses protubérances s’élevèrent à des millions de kilomètres dans l’espace, non sans effrayer (et parfois renverser) au passage la petite douzaine de planchistes venus frôler la couronne solaire dans l’attente de cet instant.
Peu avant que l’éclair n’atteigne Kakrafoon, sous les vibrations le désert se fissura le long d’une faille profonde. Un fleuve souterrain, aussi vaste qu’indétecté, vint se déverser à la surface, suivi quelques secondes plus tard par l’éruption de millions de tonnes de lave en fusion, projetés à des centaines de mètres dans les airs, vaporisant instantanément les eaux du fleuve au-dessus comme en dessous du sol, dans une explosion dont l’onde de choc résonna jusqu’aux antipodes de la planète avant de revenir ensuite.
Les témoins (fort rares) de l’évènement qui y avaient survécu jurent avoir vu les trois cent mille kilomètres carrés de désert s’élever dans les airs comme une crêpe d’un kilomètre d’épaisseur puis se retourner et retomber. C’est l’instant précis que choisirent les radiations issues de l’éruption solaire pour traverser le nuage de vapeur et atteindre le sol.
Un an plus tard, les trois cent mille kilomètres carrés de désert étaient recouverts de fleurs. La structure de l’atmosphère ceinturant la planète s’était subtilement altérée : l’été, le soleil brillait avec moins d’ardeur ; l’hiver, le froid était moins mordant, une douce pluie tombait plus souvent désormais et peu à peu le monde désert de Kakrafoon se mua en paradis.
Jusqu’au pouvoir télépathique, source du malheur des Kakrafooniens, qui avait à jamais disparu, soufflé par l’explosion.
Un porte-parole de Disaster Area – celui-là même qui avait fait abattre les écologistes – devait, apprit-on plus tard, déclarer que c’était, je cite : « un concert sympa ».
Quantité de personnes parlèrent avec émotion des vertus curatives de la musique. Quelques scientifiques, sceptiques, après avoir examiné de plus près les divers enregistrements de l’évènement, soutinrent qu’ils avaient découvert les traces impalpables d’un vaste champ d’improbabilité d’origine artificielle à la dérive dans une région voisine de l’espace.